CHAPITRE PREMIER
Les premiers missiles sibériens explosèrent cinq jours avant la fin de l’année 2361, dans le camp presque désert de Fraternité I. La centaine de personnes qui avaient refusé d’être évacuées à destination de Fraternité II s’étaient préparées à cette éventualité et, depuis quelques semaines, chacun connaissait ce qu’il avait à faire. Chaque jour une répétition générale impromptue avait eu lieu.
Les gens coururent vers le vieux train composé de cinq wagons qui attendait de les conduire vers le Sud. La machine était maintenue sous pression vingt-quatre heures sur vingt-quatre et chaque famille s’était vu attribuer un compartiment, les célibataires occupant un wagon.
Lorsque la voiture-école du camp explosa, tous les enfants étaient déjà dans le convoi et, lorsque la vieille loco ahana de toutes ses forces, chaque réfugié retint son souffle. Les grandes roues motrices patinèrent quelques secondes sur la glace des rails, s’échauffant et faisant fondre le verglas. Dans une secousse terrible qui fit craindre à beaucoup l’impact d’un projectile, le train s’élança vers le Sud et, en quelques minutes, s’était suffisamment éloigné pour se mettre hors d’atteinte de l’artillerie sibérienne.
Dans les derniers temps, Greog et Ann Suba avaient rejoint les irréductibles de Fraternité I et, tout naturellement, on considérait le couple comme les guides de cette nouvelle aventure en direction du Sud et du terrible Réseau des Disparus. Les Suba connaissaient bien cette partie australe de la grande banquise du Pacifique. Ils n’en cachaient ni les dangers ni les incertitudes quant à la possibilité de recréer quelque part une autre colonie de Rénovateurs dissidents. Ils emportaient un maximum de matériel, de quoi survivre plusieurs mois ; mais le Réseau des Disparus appartenait à de multiples bandes rivales de truands, de contrebandiers trafiquant avec la Panaméricaine par le canal de ce fameux réseau soumis à des destructions humaines comme à des bouleversements de la banquise, toujours très inquiétante dans cette région.
Le couple discutait dans le premier wagon en compagnie du collectif administratif qui gérait les Rénos dissidents. Le principal responsable était un géant barbu aux yeux très clairs, nommé Astyasa et qui s’exprimait avec beaucoup de douceur. Impressionnant par sa stature, il ne s’était jamais livré à aucune démonstration de violence depuis qu’il avait rejoint Fraternité I quelques années auparavant. C’était un spécialiste de la survie en milieu banquisien et de lui dépendrait peut-être le sort du groupe.
— Nous avons refusé de chercher refuge dans le corps de cette monstrueuse bête, Jelly l’amibe, comme l’ont fait neuf cent cinquante personnes de Fraternité I. Mais nous ne devons pas pour autant rester esclaves du Rail. Nous pouvons racheter une station en ruine, mais les bandes de truands qui hantent ce réseau ne nous laisseront pas en paix. Il y a aussi les chasseurs de loups, d’ours, de phoques et de manchots qui ne s’embarrassent pas non plus de scrupules. En un mot nous avions décidé de fuir dès que les Sibériens approcheraient avec leurs fantastiques poseuses de rails mais sans savoir où aller. Toute proposition sera la bienvenue.
Astyasa regardait les Suba mais ils secouèrent la tête, montrant qu’ils attendaient que d’autres se manifestent.
— Nous avons besoin d’une colonie de phoques, de morses ou de manchots pour nous procurer de l’huile qui alimente notre loco et de viande pour nous nourrir. C’est un point essentiel.
— Oui, mais nous pouvons prendre le temps de chercher pendant deux mois environ un endroit parfaitement tranquille.
— Nous avons aussi des armes et nous pouvons combattre ceux qui nous attaqueront. Les bandes de tueurs existent mais sont-elles aussi nombreuses et aussi structurées que nous le sommes ? demanda un homme.
— N’oubliez pas qu’il nous faut traverser Tusk Station au sud, intervint Astyasa, et nous y serons d’ici une semaine. C’est une station effrayante aux mains de gens de sac et de corde où même les Aiguilleurs ne font pas la loi. Ils se contentent de gérer le réseau sans plus.
Cette déclaration situait le problème. Un endroit où la caste des Aiguilleurs n’était pas parvenue à imposer son autorité en l’absence d’un conseil d’administration était un lieu où tout pouvait arriver. La loi du plus fort était la seule qu’on devait y respecter.
— Nos amis Suba en ont fait l’expérience, dit Astyasa. Si on leur laissait nous exposer ce qu’ils en pensent ?
Greog fit signe à sa femme de répondre. Lui n’avait pas tellement d’aisance pour s’exprimer en public.
— Eh bien, dit Ann, nous avons effectivement traversé cette station en venant du Sud il y a douze ans maintenant… Nous y sommes également retournés au cours de ces années-là mais toujours avec une escorte puissamment armée. Je crois qu’il faudra exhiber nos lance-missiles portatifs, nos lasers personnels et jusqu’à nos carabines et pistolets.
— Mais comment avez-vous fait la première fois ? Vous n’étiez qu’un petit groupe.
— Nous avions Liensun.
— Un enfant de trois ans.
— Oui, mais un enfant doté de dons exceptionnels, capable de lire dans la pensée des gens, de déchiffrer un schéma électronique, d’influencer un servomécanisme d’aiguillage par exemple. Grâce à lui nous avons traversé Tusk Station de nuit par des voies détournées, passant d’une voie de garage à une autre sans éveiller l’attention. Le travail qu’a effectué cet enfant cette nuit-là aurait exigé de nous, si nous avions pu pirater l’installation globale, des semaines de recherches et de mises au point.
— Ça veut dire que nous devrons affronter ouvertement les terribles habitants de cette station ? demanda toujours la même femme.
— Je le crains.
— On peut aussi payer un péage, non ?
— Oui, mais alors vous éveillez des cupidités en prouvant que vous disposez d’un peu d’argent.
— Nous sommes une centaine tout de même.
— Avec trente gosses trop jeunes pour porter les armes, fit Astyasa.
— Sans Liensun nous ne pouvons envisager un passage discret une nuit ?
— Je ne le pense pas, dit Suba.
— Nous avons des électroniciens, des informaticiens qui peuvent pirater le réseau des signaux et des tours d’aiguillages, non ?
— C’est certain, mais comment connaître le ou les codes ? Les Aiguilleurs ne se laisseront pas faire et dès que notre convoi sera signalé ils veilleront attentivement sur notre progression, si bien qu’en cas d’alerte ils peuvent nous envoyer dans une voie en impasse d’où nous ne pourrons sortir, voire nous échapper.
— Que va-t-il se passer ?
— Nous serons immobilisés près d’un poste automatique d’échanges parlés. On nous demandera qui nous sommes, d’où nous venons, ce que nous comptons faire dans la ville. Il faudra une réponse satisfaisante à chacune des questions. Ce petit réseau qui vient du Nord est hautement suspect car, à part quelques stations de chasse et de pêche, il se perd ensuite dans un no man’s land très inquiétant. Nul ne sait qui se trouve là-bas vers le détroit de Béring et ces gens de Tusk Station redoutent par-dessus tout que les Sibériens ne surgissent un jour, et ne mettent un terme à leurs activités sanglantes. Tous ceux qui arrivent par le sas nord sont donc suspectés d’être des agents de la Sibérienne.
— Mais alors, si nous montrons les armes, ils se méfieront encore plus et ne nous donneront pas le feu vert.
— Il faut aussi savoir une chose, dit Astyasa. Tusk Station est une cross station, c’est-à-dire qu’elle dessert quatre directions qui correspondent aux quatre points cardinaux. Comme il est exclu de retourner vers le Nord, restent trois. Quel but allons-nous choisir ?
— Le Sud n’offre aucune possibilité. Tous les embranchements ne conduisent qu’à des trous à phoques ou des rookeries de manchots. On ne s’enfoncera que de deux ou trois cents kilomètres, pas davantage.
— À l’Est on a des chances de se retrouver en Panaméricaine et d’être capturés par un bâtiment des garde-frontières, dit Astyasa.
— J’ai entendu parler d’une immense station abandonnée en plein cœur de la banquise, une station fantôme extraordinaire, qui, dans le temps, se trouvait sur un réseau, le Cancer Network ou quelque chose dans ce goût-là… On pourrait y accéder par le Réseau des Disparus et là-bas nul ne viendrait nous ennuyer. Il y aurait des réserves énormes, des produits, du matériel, de la nourriture.
— La belle légende, se moqua quelqu’un.
— Non, dit Ann Suba, ce n’est pas une légende et j’ai entendu dire qu’un certain Lien Rag, le père de Liensun précisément, avait séjourné dans cette grande station abandonnée depuis plus d’un siècle. Il était allé là-bas pour retrouver son autre fils, Jdrien.
— Le Messie du Peuple du Froid, fit quelqu’un avec respect. Le dieu vivant des Roux.
— Celui-là même qui a osé traverser le corps gélatineux de la monstrueuse amibe. On dit qu’il a marché des semaines et des semaines dans ce protoplasma qui risquait de le phagocyter à tout instant.
L’affaire avait fait grand bruit chez les Rénovateurs du Soleil, qu’ils fussent à Fraternité I ou à Fraternité II.
Ann Suba aurait pu rectifier certains points de détail, dire que Jdrien n’avait marché que trois jours dans le corps de l’animal, mais à quoi bon ? D’ores et déjà ce garçon avait gagné une sorte de pari. Messie vénéré des Roux, les Hommes du Froid, il était en passe de devenir celui des Rénovateurs alors que tout les opposait à ce symbole vivant du froid et de la lumière crépusculaire.
— Il y a une autre solution, dit Ann Suba pour ramener les esprits aux problèmes brûlants de l’heure. Prendre la direction de l’Ouest.